De la critique à l’histoire, de l’histoire à la critique

Les toutes premières histoires de l’histoire du cinéma ont ceci de particulier qu’elles sont le fait de critiques s’improvisant historiens sur le tas. Très souvent, ces passionnés n’ont plus accès aux films et en conservent des souvenirs approximatifs. Leur approche est le plus souvent hagiographique et téléologique. Autrement dit, les historiens traditionnels focalisent leur attention sur des auteurs d’importance ou sur des œuvres qu’ils jugent marquantes. Les historiens adoptent une posture plus didactique et plus neutre que les critiques, mais leur dessein et leur approche du cinéma sont en tout point comparables. En France, notamment, les historiens traditionnels sont tous issus, sans exception, de la critique. C’est le cas, en France, de Léon Moussinac (Panoramique du cinéma, 1929), de Maurice Bardèche et Robert Brasillach (Histoire du cinéma, 1935), de Charles Ford et René Jeanne (Histoire encyclopédique du cinéma, 1947) et de Georges Sadoul (Histoire générale du cinéma, 1946). Parce qu’ils pensent, d’abord et avant, comme des cinéphiles, leur manière de penser l’histoire du cinéma est entièrement basées sur des considérations cinéphiliques. L’activité historienne, chez la plupart des historiens, est une autre manière de faire de critique ou d’exprimer leur cinéphilie. Cela est vrai même chez Georges Sadoul, dont les textes d’histoire — qui aspirent de toute évidence à la neutralité et l’objectivité la plus absolue — ne ressemblent pourtant pas du tout, dans la forme et dans le fond, aux textes de critique qu’il a signé pour Les Lettres françaises, Les Cahiers du cinéma, etc. — qui sont souvent de nature très polémique. Cela se ressent surtout, aujourd’hui, chez les historiens spécialisés qui n’officient pas exclusivement dans les universités et qui transmettent leur passion cinéphilique dans divers médias (ouvrages grand public, émissions de radio ou télévision, blogues, commentaires DVD, etc.), comme Patrick Brion, Philippe Rouyer ou Jean-Baptiste Thoret, coté francophone, ou Ronald Haver, Michael Barrier, Rudy Behlmer, Bey Logan, coté anglophone.

L’histoire du cinéma s’est progressivement détachée de la cinéphilie grâce, notamment, à la création de l’Institut de filmologie, à l’accessibilité toujours plus grande des archives du film et des cinémathèques, à l’avènement des études cinématographiques, à la tenue de conférences, aux efforts de groupes de recherche, etc. Progressivement, les historiens ont délaissé les obsessions cinéphiles et les questions d’ordre général et ont privilégié des questions spécifiques, ce qui, sur le plan de la méthode, s’est traduit mécaniquement par des recherches accordant plus de place aux documents d’archives. Cet ajustement de l’histoire du cinéma s’est fait ressentir sur la critique, dont le domaine d’activité s’est à la fois précisé et resserré. La critique s’intéresse le plus souvent à des questions d’esthétique ou de philosophie et lorgne plus souvent du coté de la théorie que de l’histoire. Comme la critique, l’histoire du cinéma est une activité consubstantiellement cinéphilique. C’est la cinéphilie qui, d’une façon ou d’une autre, légitimise la pratique de l’histoire du cinéma. Mais la nouvelle histoire du cinéma, celle qui se pratique dans les universités ou les centres de recherche, s’est quelque peu détournée de ses premières amours, les grands auteurs et les grandes œuvres, pour s’intéresser à des sujets connexes, qui n’ont presque plus rien à voir avec le cinéma en tant que forme d’expression. Il ne s’agit plus seulement d’expliquer l’évolution des styles ou des pratiques, mais de s’intéresser à des objets qui ne sont pas directement cinématographiques ou filmiques, comme les spectateurs,  les salles de cinéma, les technologies, les dispositifs, les revues, la presse et les médias, etc. Il faut d’ailleurs remarquer, sur cette question, une différence de fond entre l’histoire du cinéma, telle qu’elle se pratique globalement dans la francophonie, et l’histoire du cinéma, telle qu’elle se pratique ailleurs, notamment dans l’anglophonie. Les historiens anglophones privilégient traditionnellement la microhistoire, les ouvrages biographiques (l’ouvrage de Tom Gunning sur Griffith ou l’ouvrage de Donald Crafton sur Cohl) et les études d’histoire hyper factuelles (comme on peut le voir dans des revues comme Early Popular Visual Culture, Film history, etc.) Par ailleurs, le contexte d’édition et le contexte institutionnel ont très nettement favorisé une floraison d’ouvrages sur des sujets très variés et très précis. La situation est très différente dans la francophonie, même si des revues comme 1895 et Cinémas permettent de renverser les choses, même si certaines universités, l’Université de Lausanne et l’Université de Rennes, ont très nettement contribué aux renouvèlement de la pratique historienne de langue française.
 
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