Perméabilité des discours en études cinématographiques

Les trois catégories de discours présentées ici correspondent à des pratiques intellectuelles qui ont leur propre histoire : la critique, l’histoire et la théorie. Ainsi, la critique de cinéma est forme particulière de la critique d’art. Elle reprend à son compte des pratiques, des postulats, des usages, des conventions qui sont ceux de la critique en général, qu’il s’agisse de la critique d’art, de la critique théâtrale ou de la critique littéraire. Il en va de même pour l’histoire du cinéma, qui est une forme particulière de la pratique historienne, ou de la théorie du cinéma, qui est issue de théories plus globalisantes (comme la psychanalyse, l’anthropologie, le féminisme, l’esthétique, la sémiologie, etc.). Les formes de discours portant sur le cinéma, qu’il s’agisse de la critique de cinéma, de l’histoire du cinéma ou de la théorie du cinéma, s’inscrivent nécessairement dans des pratiques de discours plus larges, plus généralistes, qui existent indépendamment de tout objet d’étude.

Schéma discours

Considérons les cas de trois personnages majeurs de la critique, de l’histoire et de la théorie du cinéma de langue française : François Truffaut, s’il est surtout connu, aujourd’hui, comme réalisateur, devint très jeune un critique de premier plan, contempteur du cinéma français classique ; Truffaut, en un sens, représente un critique à l’état pur, ni tout à fait théoricien, ni tout à fait historien. Patrick Brion, animateur du très important Cinéma de minuit, est un historien pur, c’est-à-dire un historien dont l’approche, très empirique et factuelle, ne lorgne ni vraiment du coté de la théorie, ni vraiment du coté de la critique ; Metz, enfin, s’inscrit, avec ses écrits universitaires, dans une branche de pensée inspirée de la sémio-linguistique et du structuralisme qui ne doit rien à la critique et rien à l’histoire.

Les choses ont néanmoins changé. Certaines traditions éditoriales, institutionnelles, culturelles, académiques font en sorte que les discours ne sont jamais vraiment de nature uniquement critique, historique ou théorique. D’une part, les intérêts d’un auteur sont toujours multiples. Considérons trois exemples canoniques. Georges Sadoul est à la fois historien et critique, Jean Mitry, à la fois historien et théoricien et André Bazin, à la fois critique et théoricien. Dans chacun de ces cas, il est impossible de dissocier les discours en fonction de leurs activités de critiques, d’historiens ou de théoriciens. D’autre part, les discours s’adaptent constamment. Ils se ramifient et se complexifient progressivement, au fur et à mesure que change le cinéma. Non seulement le cinéma a-t-il considérablement évolué, mais la manière dont le spectateur fait fond sur les films a changé. La variété des moyens techniques de diffusion, la multiplication des formats, les nouvelles pratiques de diffusion des films ou leur restauration bouleverse l’expérience spectatorielle du tout au tout.

Dans les faits, donc, les distinctions entre activité critique, activité historienne et activité théoricienne sont arbitraires, car les formes de discours sur le cinéma sont malléables et perméables. Cet aspect est amplifié par l’évolution récente des études cinématographiques, dont les approches se veulent de plus en plus interdisciplinaires et intermédiales. Dans le cas des discours portant spécifiquement sur le cinéma, ces formes de discours ont rarement existé à l’état pur. Les historiens et les théoriciens, même dans le cas des universitaires ou des chercheurs qui fréquentent peu les salles de cinéma, sont d’abord et avant tout des cinéphiles, comme les critiques. Les historiens et les théoriciens du cinéma ne pensent pas si différemment des critiques de cinéma, en un sens (les biographies ou les textes sur les mouvements ou les genres cinématographiques appartiennent à la fois au registre de la critique et de l’histoire, les textes d’analyse et d’esthétique peuvent être le fait de théoriciens et de critiques, etc.). Beaucoup de critiques, comme Riccioto Canudo, Jean Epstein, Gilbert Seldes, Georges Sadoul ou André Bazin, dont les écrits militants défendent avec vigueur les vertus artistiques du cinéma, ont jeté les prémisses de l’histoire ou de la théorie du cinéma.

Sur le plan du ton et du sérieux de l’approche, il existe une grande différence entre l’histoire et la théorie, pratiquées pour l’essentiel dans les universités et les centres de recherche, et la critique, pratiquée le plus souvent dans les cinéclubs et les salles de rédaction, et dont les ambitions sont plus militantes, foncièrement subjectives et, dans certains cas, polémiques. Les textes de théorie, comme les textes de critique, visent un public averti et peuvent sembler, de prime abord, surtout auprès des lecteurs peu cinéphiles, hermétique et byzantin. Parce qu’ils s’interrogent sur la forme cinématographique, le critique et le théoricien recourent souvent à l’analyse, c’est-à-dire à l’examen approfondi de séquences en vue de dégager des vérités profondes qui dépassent le seul objet étudié. La polémique, le débat d’idées, l’analyse et le désir de communiquer son enthousiasme pour certains films, sont au cœur de l’activité cinéphilique et de la critique. Les critiques de cinéma s’expriment généralement dans des tribunes publiques, notamment dans les revues cinéphiliques, la presse généralistes, à la radio, à la télévision, mais aussi, de plus en plus, dans des blogues ou par des balados. La faconde, la gouaille et la mauvaise foi sont une part importante de ce type de discours. Contrairement au critique, le théoricien et l’historien sont d’abord et avant tout des chercheurs et des scientifiques. Leurs écrits visent à l’objectivité, à l’exhaustivité et à la précision. Les activités de recherche auxquels se livrent certains théoriciens et, surtout, certains historiens, ont vocation à faire des découvertes, à trouver, rassembler et analyser des objets peu connus. Les textes qu’ils produisent et qui sont susceptibles d’être utilisés par les étudiants ou d’autres chercheurs sont diffusés par des organes d’édition universitaires (Presses universitaires de Montréal), des revues savantes (1895, Cinémas, Film history, etc.), des conférences (SCMS, ACFAS, etc.).
 
◄ La théorie De la critique à l’histoire, de l’histoire à la critique ►